Le Rhin

Alexandre Dumas, Excursions sur les bords du Rhin, 1838

 

Il est difficile, à nous autres Français, de comprendre quelle vénération profonde les Allemands ont pour le Rhin. C'est pour eux une espèce de divinité protectrice qui, outre ses carpes et ses saumons, renferme dans ses eaux une quantité des naïades, d'ondines, de génies bons ou mauvais, que l'imagination poétique des habitants, voit le jour, à travers le voile de ses eaux bleues, et la nuit, tantôt assises, tantôt errantes sur ses rives. Pour eux le Rhin est l'emblème universel; le Rhin c'est la force; le Rhin c'est l'indépendance; le Rhin c'est la liberté.
Le Rhin a des passions comme un homme ou plutôt comme un Dieu. Le Rhin aime et hait, caresse et brise, protège et maudit. Pour l'un, ses eaux sont un doux lit d'algues et de roses, où le vieux père des fleuves, tout couronné de roseaux, et tenant son urne renversée, comme un dieu païen, l'attend pour lui faire fête. Pour l'autre, c'est un abîme sans fond, peuplé de monstres hideux à voir, et pareil au gouffre qui engloutit le pêcheur de Schiller. Pour celui-ci, ses eaux sont un miroir poli, sur lequel il peut marcher comme le Christ, pourvu qu'il ait plus de foi que saint Pierre; pour celui-là, son cours est tumultueux et irrité comme celui de la mer Rouge engloutissant Pharaon. Mais, de quelque façon qu'il soit envisagé, c'est un objet de crainte ou d'espérance; symbole de haine ou d'amour, principe de vie et de mort. Pour tous c'est une source de poésie.

C'est surtout entre Coblence et Mayence que ses plus nombreuses traditions sont rassemblées, c'est que dans l'espace compris entre ces deux villes, le Rhin renferme, en effet, ses contrastes les plus opposés, ses points de vue les plus gracieux et les plus terribles, c'est que là tantôt vainqueur de ses collines qui semblent se tenir respectueusement loin de lui, il s'étend insouciant et paresseux comme un lac: c'est que tantôt vaincu, resserré, et comme enchaîné par ses montagnes, grâce aux cuirasses de granit contre lesquelles se brisent inutilement ses flots, il se tord, se roule, se replie comme un serpent qui lutte, et dans son impuissance bien reconnue, pressé de fuir, menace en fuyant. Alors on comprend que, selon qu'ils habitent tel ou tel endroit de ses rivages, les pêcheurs, dont il caresse ou dont il brise les barques, le regardent comme un dieu tutélaire ou comme un mauvais génie, et le remercient comme un père ou l'implorent comme un ennemi.

 

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