Mémoire vécue d'un enfant allemand entre juifs et nazis

Karl Heidecker avait cinq ans quand les Nazis prirent le pouvoir en 1933. Il vivait à Glogau, ville de la province de Silésie. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, qui nous assurent « n’avoir rien su », il écrit dans ses mémoires:

J'aime ma patrie silésienne du fond du cœur. J'ai grandi à Glogau dans une famille aisée et heureuse. Mais les tensions de l'époque n'ont pas échappé à mes yeux d'enfant et j'ai vécu les événements entre les chrétiens, les juifs et les nazis avec leurs pratiques dominatrices. C'est en témoignage des ces années de notre histoire que j'ai voulu transcrire ma vie d'enfant au temps des nazis. Les moins de 60 ans aujourd'hui n'ont pas connu cette époque et s'en font une idée incorrecte qui les conduit à trop vite accuser les anciens.

Rathaus von Glogau Certains de ceux qui vécurent la période de " l'empire des mille ans " qui n'en dura finalement que 12, affirment n'avoir rien su du mal. J'atteste avoir eu connaissance, enfant, de nombreux événements. J'étais bien sûr l'enfant de parents bien informés, qui avaient des relations et qui parlaient en ma présence mais j'ai également vécu mes propres expériences, quoi qu'en disent ceux qui nient aujourd'hui pour préserver l'image idéalisée de leur patrie.

Un des chapitre les plus noirs de l'histoire allemande fut le règne du national-socialisme entre 1933 et 1945, les années de notre jeunesse. Le traitement réservé aux juifs en fut la pire représentation.

Après la prise de pouvoir en 1933, l'un des événements les plus importants est le "putsch de Röhm". Le 30 juin 1934, Ernst Röhm, Secrétaire de l'empire, fut exécuté à Munich pour trahison présumée, un prétexte utilisé ici par Hitler pour se débarrasser d'un concurrent et de nombreux autres adversaires par la suite. Cette technique fut également appliquée dans ses propres rangs: on était 100 % de son côté ou on était un ennemi et donc éliminé. Le camp de concentration de Dachau fut installé et de nombreux opposants politiques y furent détenus, des sociaux-démocrates, des communistes mais également des prêtres opposés au nazisme. Dachau était largement connu de la population et représentait une menace constante pour tous ceux qui s'opposaient aux nazis.

Ainsi, dès le départ, la puissance nazie fut elle basée sur la peur, à l'instar du communisme stalinien: peur d'être emprisonné, peur d'être exécuté. Plus tard, une loi, la "Heimtücke-Gesetz", permit l'emprisonnement et l'exécution de tout conteur d'une plaisanterie politique ou de toute personne présumant la guerre perdue. Ce système d'entretien du climat de peur était nourri et entretenu par un dense réseau de dénonciateurs. Des gardiens des maisons avaient pour mission d'observer et de rapporter toute visite et tout contact entre les personnes. J'ai vu de mes propres yeux une pile de tels rapports rendus en 1942 par la jeunesse hitlérienne, qui listaient les participants à des pèlerinages, qui retranscrivaient les sermons délivrés lors des messes à Glogau.

Plus le règne nazi perdurait, plus le nombre des arrestations, des détentions en camp de concentration et des exécutions augmentait. La peur paralysait la résistance.

Une autre pratique atroce des nazis était également bien connue de la population, officiellement dénommée " l'extermination de toute vie non digne ". Il s'agissait dans un premier temps d'éliminer les malades mentaux. Aucune information officielle n'était publiée dans la presse, contrôlée par le Secrétaire à la propagande, Joseph Goebbels. Le bouche à oreille permit toutefois d'apprendre la multiplication des notifications aux familles de malades mentaux de la maladie puis de la mort de leur proche handicapé. Les évêques allemands, dont le cardinal Comte von Galen à Münster, dénonçaient ces pratiques dans leurs sermons, contrairement aux reproches adressés aujourd'hui à l'Église de n'avoir pas réagi. Seulement, il n'y avait plus aucune liberté de la presse ni de la radio pour communiquer les protestations. J'ai moi-même transporté à bicyclette un sermon du cardinal Comte von Galen aux prêtres de ma région, il était trop risqué de l'envoyer par courrier.

Reste la situation des juifs. Étant enfant, on m'a enseigné les différentes religions. Dans ma région, se trouvaient une majorité de protestants, puis des catholiques et des juifs. Les juifs étaient des membres de notre société comme les autres. Je fréquentais l'école catholique Fridericianum où j'ai eu des camarades juifs jusqu'en 1938.

En tant qu'écolier, nous avons appris les bases fondamentales du national-socialisme, plus précisément la haine des juifs. Nous fûmes confrontés aux idées d'Alfred Rosenberg, basées sur les écrits de Chamberlain (" mythe du 20ème siècle ") qui proclamait l'existence de deux races humaines: la race nordique, distinguée par son héroïsme, sa magnanimité, son honneur, sa dignité, sa suprématie, dont les rêves sont emprunts de beauté et d'amour, de culture, de devoir, de règne et de création. Cette race génère la culture et le progrès et incarne le bien-fondé de l'humanité. Puis, la race mixte afro-asiatique, dénuée de toute valeur, le " chaos des nations " de Chamberlain, le berceau de la magie et de la sorcellerie, des démons et de Satan, des pédophiles, des amazones, de l'intolérance, des bâtards, des parasites et de la négligence du nationalisme, incarnée par les juifs.

Aucune critique de ce mythe n'était tolérée. Il constituait le fondement des lois de Nuremberg de 1935. Les juifs furent déchus de leur citoyenneté allemande. La " loi de protection du sang " interdisait tout mariage mixte. Tout rapport sexuel avec un juif était considéré comme une déchéance raciale et puni.

De nombreux juifs résidaient à Glogau. Des hommes d'affaires dont les propriétaires des magasins d'habillement Hauerwitz et Breslauer sur la place du marché près de l'église de notre école, des médecins comme le Docteur Lindemann, pédiatre, des avocats dont le Docteur Jacobsohn. Ils étaient de respectables membres de la communauté depuis longtemps.

Durant l'été 1934, je regardais par la fenêtre de notre appartement de la Wingenstraße et vis un groupe de garçons en uniformes gris menés par un homme dans le même uniforme. Ma mère me dit qu'ils étaient des boy-scouts juifs et que le Dr Lindemann était leur chef. Quelques semaines plus tard, elle m'apprit que le Docteur avait été frappé à mort par les nazis dans une forêt proche de Glogau.

Glogauer Stadtpfarrkirche St. Nikolaus

À l'automne 1934, le Dr Jacobsohn raconta à mon père que plusieurs nazis en civil s'étaient présentés à son cabinet comme clients et l'avaient ensuite battu et insulté. À sa demande, mon père acheta sa maison de la Promenadenstraße et le Dr Jacobsohn put plus tard émigrer aux États-Unis.

Comme les tags aujourd'hui, les murs et clôtures de 1936 et 1937 étaient couverts de slogans tels que " N'achetez rien aux Juifs " ou encore " Les Juifs sont notre malheur ". Je me souviens très bien avoir lu ces phrases sur les murs de la gare de Glogau. À l'école, on nous projetait des films montrant que de nombreux Juifs, artistes, avocats, médecins et journalistes travaillaient en Allemagne et qu'ils exerçaient ainsi une mauvaise influence sur la nation. Eux seuls publiaient des photos de danseuses à demi nues dans leurs revues, une preuve flagrante de leur corruption et de leur immoralité.

Un matin de novembre 1938, je remarquais la grande fatigue de deux docteurs à la table du petit déjeuner. Ils me dirent qu'ils avaient passé la nuit à l'hôpital, à soigner des Juifs " battus " par les nazis. Et effectivement, en chemin vers l'école, je remarquais les vitrines brisées du magasin Breslauer et d'autres magasins et des vêtements éparpillés sur le sol. À l'école, on nous interdit de sortir pendant la pause. Certains de mes camarades ayant pris la Wingenstraße pour venir à l'école nous apprirent que la synagogue était en flammes.

Theater von Glogau La synagogue de Glogau n'était séparée que par un mur de l'hôpital catholique Ste. Elisabeth. Le quotidien Nordschlesische Tageszeitung rapporta que la population avait montré son mécontentement dans la nuit du 9 au 10 novembre, suite à l'assassinat d'un ambassadeur allemand quelques jours plus tôt.

La mère d'un camarade, hospitalisée à l'hôpital Ste. Elisabeth, raconta que les pompiers de Glogau avaient été prévenus 24 heures à l'avance de cette réaction " spontanée " de la population et avaient passé la journée du 9 novembre à préparer le voisinage contre la propagation du feu. Nous sûmes alors que la presse avait menti.

À dater de ce jour, nos camarades juifs ne furent plus autorisés à aller à l'école et tous les Juifs durent porter une étoile jaune sur leurs vêtements.

Ma mère était le médecin de nombreuses familles juives. Nous apprîmes que beaucoup d'entre elles avaient été chassées de leurs appartements et déplacées à la Arnoldstraße, entassées dans deux maisons. Certains avaient pu fuir aux Pays-Bas, mais les autres y vivaient encore en 1943 quand ils furent envoyés au KZ Theresienstadt. Malgré l'interdiction, ma mère les avait soignés tant qu'ils vivaient encore à Glogau.

Tout ceci eut un impact très négatif sur le petit garçon que j'étais. J'ignorais bien entendu que les nazis avaient décidé en 1941 l'extermination systématique de tous les Juifs, je l'ai appris après la guerre. J'ignorais également que six millions de Juifs avaient été tués dans les camps de concentration. Mais chacun savait pendant la guerre que les Juifs étaient déportés dans les camps et que beaucoup y mourraient.

Depuis lors, je suis allé trois fois en Israël, à Yad Vashem où j'ai vu une carte de l'Europe indiquant pour chaque pays le nombre de Juifs y vivant, avant et après la guerre. 575 000 juifs vivaient en Allemagne dont 80 000 furent tués. Plus d'un million de Juifs furent tués en Russie et autant en Pologne. J'ai appris l'existence d'un centre de préparation en Allemagne où les juifs en attente d'un visa pour Israël étaient formés en agriculture avant d'émigrer dans ce protectorat britannique. Fort heureusement, beaucoup des juifs allemands purent partir.

Pour moi, l'extermination de six millions de Juifs est l'un des pires crimes commis par les Allemands et le chapitre le plus noir de notre histoire.