Le message de Bethlehem

Heinrich Böll

La porte n'était pas une vraie porte, juste quelques planches clouées ensemble et un fil de fer tiré sur un clou en guise de serrure. L'homme s'immobilisa et attendit: "C'est quand même honteux" se dit-il, "qu'une femme doive accoucher ici".  Il retira doucement le fil de fer du clou, ouvrit la porte et s'épouvanta: il vit l'enfant dans la paille, la très jeune mère accroupie à ses côtés lui souriant... en retrait, contre le  mur se tenait quelqu'un que l'homme n'osait pas regarder: peut-être un de ceux que les bergers avaient pris pour des anges. Celui qui s'appuyait contre le mur portait un sarrau gris souris et tenait des fleurs dans ses mains: des lys jaunes et minces. L'homme sentit la frayeur l'envahir et pensa: "peut-être que ce que les bergers racontent  en ville est vrai."

La jeune femme releva la tête, le regarda gentiment d'un air interrogateur et le jeune homme murmura: "Le menuisier habite-t-il ici?"

La jeune femme secoua la tête: "Pas menuisier, il est charpentier."

"Ça ne  fait rien", dit l'homme, "il saura bien réparer une porte, s'il a ses outils."

"Il les a " dit Marie, "et il sait réparer les portes. Il l'a aussi fait à Nazareth."

Ils étaient donc bien de Nazareth.

Celui aux fleurs dans les mains regarda l'homme et dit: "Tu n'as pas besoin d'avoir peur". Le son de sa voix était si mélodieux que l'homme s'effraya de nouveau, mais il releva la tête: le gris avait l'air gentil, mais si triste.

"Il demande Joseph", dit la jeune femme, "je vais le réveiller. Il doit réparer la porte?"

"Oui, à l'auberge "Le géant rouge", juste raboter un peu et vérifier le chambranle parce que la porte coince.  Je vais  attendre dehors si tu veux bien aller le chercher."

"Tu peux attendre tranquillement ici", dit la jeune femme.

"Non, je préfère attendre dehors."  Il regarda hâtivement le gris qui lui faisait un signe de tête en souriant, sortit et referma  doucement la porte en passant le fil de fer autour clou. Les hommes avec des fleurs lui avaient toujours semblés comiques, mais le gris n'avait pas l'air d'un homme, d'une femme non plus d'ailleurs et comique, il ne l'était absolument pas.

Quand Joseph parut avec sa boîte d'outils, il le prit par le bras et dit: "Viens, par ici à gauche". Ils partirent à gauche, et l'homme eut finalement le courage de lui dire ce qu'il avait déjà voulu dire à la jeune femme, sans avoir osé à cause de la présence de l'autre avec les fleurs. "Les bergers" dit-il, "racontent des choses sur vous dans la ville". Mais Joseph ne répondit pas, et dit plutôt: "J'espère que vous avez un poinçon, car la poignée du mien est cassée. Y a-t-il plusieurs portes?"

"Une seule" dit l'homme, "et nous avons un poinçon. C'est très urgent avec la porte. Notre logement est réquisitionné".

"Logement réquisitionné? Maintenant? Il n'y a pourtant pas de manoeuvres."

"Non, pas des manoeuvres, mais il vient toute une compagnie de soldats à Bethlehem. Et chez nous" dit-il fièrement, "Le capitaine va loger chez nous.  Les bergers..." mais il s'arrêta soudainement, Joseph de même. Le gris était au coin de la rue, des fleurs plein les bras, des lys blancs, et il les distribuait aux petits enfants qui arrivaient toujours plus nombreux.  Des mères accompagnaient ceux qui ne savaient pas encore marcher, et l'homme qui était allé chercher Joseph s'effraya en voyant le gris pleurer: sa voix, ses yeux l'avaient effrayé, mais ses larmes étaient encore plus terribles: il touchait les bouches des enfants, leurs fronts avec sa main, embrassait leurs petites mains sales et donnait un lys à chacun.

"Je t'ai cherché", dit Joseph au gris, "car, pendant mon sommeil, j'ai rêvé..."

"Je sais", dit le gris, "il faut partir immédiatement."

Il attendit encore un instant qu'une petite fille sale arrive jusqu'à lui.

"Ne dois-je plus réparer la porte pour ce capitaine?"

"Non, nous devons partir sur le champ."  Il s'éloigna des enfants, prit Joseph par le bras, et Joseph dit à l'homme qui était venu le chercher: "Je regrette mais j'ai bien peur de ne pas pouvoir."

"Ah, ce n'est pas grave", dit l'homme.  Il suivit du regard les deux qui s'en retournaient vers l'étable, et regarda ensuite dans la rue où les enfants couraient en riant avec leurs grands lys blancs.  C'est là qu' il entendit le bruit des sabots derrière lui; il se retourna et vit la compagnie entrer dans la ville. "On va encore me disputer" pensa-t-il, "parce que la porte n'est pas réparée."

Les enfants se tenaient au bord de la route et faisaient signe aux soldats avec les fleurs. C'est ainsi que les soldats pénétrèrent dans Bethlehem, par un espalier de lys blancs, et l'homme qui était allé chercher Joseph pensa: "Je crois que tout ce que les bergers ont raconté est vrai..."